« Le Gilet Jaune de 1893 : Comment un Ouvrier Espagnol a Fait Sauter le Théâtre des Élites de Barcelone (et Pourquoi Ça Nous Concerne aujourd’hui)»
Pour bien commencer cette chronique, je me suis dit qu’il fallait plonger dans cette épopée historique qui, ma foi, n’a que peu à voir avec nos terres pyrénéennes mais tout de contemporain. Car l’histoire a cette putain de fâcheuse manie à se répéter, et ce que je vais vous raconter ressemble étrangement à ce que nous vivons aujourd’hui. Sauf qu’à l’époque, les bombes étaient artisanales et les révoltés moins connectés.
Santiago Salvador Franch. Rien que son nom pose le gars…!
Et à titre personnel, je trouve que c est un nom qui devrait figurer au panthéon des précurseurs involontaires de notre époque.
Cet homme humble est né en 1860 à Castelserás, dans cette Aragon voisine oubliée, et ce tisserand va nous offrir un miroir saisissant de nos temps troublés.
Le Théâtre des Inégalités
L’Espagne des années 1890, c’était déjà notre monde en miniature. Barcelone, cette “Manchester espagnole” comme on disait alors avec fierté, était le laboratoire de ce qu’on appelle aujourd’hui pompeusement la “mondialisation”.
Tenez, regardez bien le décor : d’un côté, une bourgeoisie industrielle qui s’enrichit en faisant travailler des enfants de six ans - six ans ! - dans des usines textiles. De l’autre, une classe ouvrière qui voit ses enfants mourir de faim pendant que les patrons dépensent au Liceu, en une soirée, ce qu’un ouvrier gagne en six mois. Et non, ce n’est pas un sketch de Desproges évoquant le salaire de l’un et de l’autre.
N’est-ce pas exactement notre époque ? Remplacez les usines textiles par les centres d’appels délocalisés, les enfants de six ans par les ouvriers bangladais, et le Liceu barcelonais par nos salons privés de Davos. Même mécanisme, même hypocrisie, même violence sociale institutionnalisée.
La Mondialisation Avant la Lettre
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, messieurs-dames ! Cette Barcelone de 1890 était déjà une place financière mondialisée. Les industriels catalans exportaient leurs textiles vers l’Amérique latine, importaient leur coton des États-Unis, leurs machines d’Angleterre. Un système parfaitement huilé où l’argent circulait librement… mais pas les hommes.
Salvador Franch, ce pauvre tisserand, était déjà ce qu’on appellerait aujourd’hui un “perdant de la mondialisation”. Ses trois enfants avaient faim pendant que son patron signait des contrats internationaux juteux. Déjà, la logique était implacable : les capitaux s’internationalisent, les profits se déterritorialisent, mais la misère, elle, reste bien localisée.
Le Liceu et les Gilets Jaunes
Le 7 novembre 1893, Salvador lance ses deux bombes Orsini dans ce temple de la bourgeoisie qu’était le Gran Teatre del Liceu. Vingt-deux morts, des dizaines de blessés. Geste abominable, certes, mais révélateur.
Car voyez-vous, ce Liceu, c’était déjà notre monde d’aujourd’hui concentré en un lieu. Cette bourgeoisie qui se congratulait en écoutant Wagner pendant que ses ouvriers crevaient dans les taudis, n’est-ce pas exactement nos élites actuelles qui philosophent sur l’écologie dans leurs jets privés ?
Salvador Franch, c’était déjà un “gilet jaune” de 1893. Sauf qu’au lieu de bloquer les ronds-points, il a choisi la dynamite. Même colère, même sentiment d’abandon, même conviction que les “élites” vivent dans un monde totalement déconnecté du leur.
L’Éternel Retour du Même
L’histoire se répète, disait Marx, la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. Mais peut-être faut-il ajouter : la troisième fois comme une succession de tragédies et de farces entremêlées.
Car regardez donc autour de vous ! Cette mondialisation heureuse qu’on nous promettait, qu’a-t-elle produit ? Les mêmes inégalités qu’en 1890, les mêmes mécanismes de domination, la même hypocrisie morale. Simplement, les usines ont été délocalisées, les enfants exploités sont plus loin, et nos “Salvador Franch” s’appellent autrement.
La Fabrique de la Révolte
Mais le plus troublant, voyez-vous, c’est de comprendre comment on fabrique un Salvador Franch. Car cet homme n’était pas né terroriste. C’était un père de famille, un travailleur, quelqu’un qui respectait l’ordre social. Jusqu’au jour où il a compris que cet ordre était précisément ce qui condamnait ses enfants à la misère.
Aujourd’hui, nous avons nos propres “fabriques de Salvador Franch”. Ces quartiers oubliés de la République, ces territoires désindustrialisés, ces classes moyennes qui s’appauvrissent pendant que les CAC 40 battent des records. La même mécanique à l’œuvre, la même violence sociale qui produit, inéluctablement, sa propre réponse violente.
L’Église et les Nouveaux Clercs
Dans cette Barcelone de 1890, l’Église jouait un rôle fascinant : elle prêchait la résignation aux pauvres tout en bénissant les usines des riches. “Votre pauvreté est voulue par Dieu”, expliquait-on aux ouvriers. “Votre richesse est méritée”, murmurait-on aux patrons.
Aujourd’hui, qui joue ce rôle ? Nos économistes, nos “experts”, nos éditorialistes. Même discours, même fonction sociale : expliquer aux perdants de la mondialisation que leur sort est inéluctable, que “c’est le marché”, que “c’est la concurrence internationale”. Nouvelle religion, mêmes prêtres, même catéchisme de la résignation.
Le Paradoxe de la Modernité
Car voilà le paradoxe de notre époque : nous nous croyons modernes, nous nous gargarisons de “disruption” et d’innovation, mais nous reproduisons exactement les mêmes schémas qu’il y a 130 ans. Même concentration des richesses, mêmes mécanismes d’exclusion, même aveuglement des élites.
Salvador Franch nous tend un miroir impitoyable : nous n’avons rien appris. Nous avons simplement sophistiqué nos outils de domination et perfectionné notre capacité à nous aveugler sur les conséquences de nos actes.
La Mondialisation Comme Fatalité
Cette mondialisation qu’on nous présente comme un progrès naturel, une évolution inéluctable, était déjà à l’œuvre en 1890. Et déjà, elle produisait ses victimes, ses exclus, ses Salvador Franch. Déjà, on expliquait aux ouvriers qu’ils devaient accepter la “compétition internationale”, que leurs salaires devaient s’aligner sur ceux des Chinois ou des Indiens.
Même logique, même chantage, même résultat : l’enrichissement de quelques-uns sur la misère du plus grand nombre. Et quand cette misère explose, quand elle produit ses propres bombes - qu’elles soient de dynamite ou de colère sociale -, nous feignons l’étonnement.
L’Hypocrisie de la Charité
Cette bourgeoisie barcelonaise de 1890 avait ses œuvres de charité, comme nous avons aujourd’hui nos fondations et nos “responsabilités sociétales”. Même mécanisme, même hypocrisie : donner d’une main ce qu’on vole de l’autre, s’acheter une conscience en redistribuant une infime partie de ce qu’on a volé.
Les industriels du Liceu finançaient des soupes populaires. Nos milliardaires d’aujourd’hui financent des associations caritatives. Dans les deux cas, il s’agit de maintenir le système qui produit la misère tout en se donnant bonne conscience.
Le Miroir de nos Violences
Salvador Franch nous renvoie à une question dérangeante : que faisons-nous, nous, face à l’injustice ? Nous indigner devant nos écrans ? Voter tous les cinq ans ? Signer des pétitions en ligne ?
Cet homme a choisi la violence. Choix abominable, certes, mais qui interroge notre propre passivité. Car enfin, les enfants qui meurent dans nos usines délocalisées, les ouvriers qui se suicident dans nos entreprises “modernisées”, les exclus de nos banlieues abandonnées, ne sont-ils pas, eux aussi, victimes d’une violence ? Une violence feutrée, propre, légale, mais violence tout de même.
L’Éternel Retour de la Révolte
L’histoire de Salvador Franch nous enseigne une chose : la révolte est inéluctable. Quand l’injustice devient trop criante, quand l’hypocrisie devient trop visible, quand l’espoir disparaît, alors la violence explose. Pas forcément sous la forme de bombes - heureusement - mais sous mille autres formes.
Nos “gilets jaunes”, nos “indignés”, nos populismes de tous bords, ne sont que les dernières manifestations de cette éternelle révolte. Et tant que nous n’aurons pas compris les mécanismes qui la produisent, tant que nous continuerons à reproduire les mêmes schémas de domination, elle continuera à resurgir.
Car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit : cette mondialisation (comme l’européisme) qui devait apporter prospérité et bonheur a simplement mondialisé l’injustice. Les Salvador Franch d’aujourd’hui sont partout : dans nos banlieues, dans nos campagnes désindustrialisées, dans nos centres-villes vidés par la concurrence des plateformes numériques.
Même processus, même logique, même résultat : une élite mondialisée qui s’enrichit en exploitant une masse de travailleurs atomisés, précarisés, mis en concurrence les uns avec les autres.
Et nous, que faisons-nous ? Nous nous étonnons de la “montée des populismes”, nous nous indignons de la “radicalisation”, nous déplorons la “perte du lien social”. Comme si tout cela tombait du ciel, comme si nous n’y étions pour rien.
Salvador Franch nous crie du fond de l’histoire : “Regardez-vous ! Vous reproduisez exactement les mêmes mécanismes que ceux qui m’ont conduit à la violence !” Mais nous préférons ne pas entendre.
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Voilà, mes amis, l’histoire de Santiago Salvador Franch. Une histoire qui devrait nous tenir éveillés la nuit, car elle est aussi la nôtre. L’histoire d’un homme qui a choisi la voie de la violence parce qu’on lui avait fermé toutes les autres. Une histoire qui se répète, inlassablement, tant que nous n’aurons pas le courage de regarder en face les mécanismes que nous reproduisons.
Car enfin, que celui qui n’a jamais eu envie de lancer une bombe - fût-elle métaphorique - dans un symbole de l’injustice me jette la première pierre. Salvador Franch, c’est notre part d’ombre, notre violence refoulée, notre rage rentrée face à un monde qui nous dépasse et nous écrase.
Et peut-être, au fond, est-ce cela la vraie leçon de cette histoire : nous sommes tous des Salvador Franch potentiels, et c’est bien cela qui devrait nous effrayer.
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**BIBLIOGRAPHIE**
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- Gobierno Civil de Barcelona, Rapports de police (1880-1910)
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**Témoignages et mémoires**
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Excellente réflexion très riche de sens. Merci pour cela. J’espère que nous trouverons autre chose que la violence mais que nous trouverons vite ;-)